Le corps en question, Nicole Vitré, janvier 2018
Des corps, toujours des corps...
Dans son œuvre photographique Annabelle Munoz-Rio poursuit une quête obstinée au pays des corps. L'objet et le sujet des images d'AMR, c'est encore et toujours eux, qu’elle sonde, met en scène, explore visuellement, plastiquement de façon récurrente. Tour à tour modèle et photographe, elle questionne indifféremment le sien et celui des autres. Une recherche inlassable de leur présence à travers leurs diversités et leur universalité. Parfois un autoportrait fugace, sous forme d'ombre portée se superpose à l'image de celui ou celle qui pose.
Des enveloppes charnelles, faibles et fortes à la fois, qui disent nos vies dans sa double nudité: celle de l'apparence physique et celle de l'être, toutes deux saisies dans leur vérité qui s'apparente en grande partie à celle du temps qui est passé sur ces chairs parfois usées, que nous habitons avec plus ou moins de bonheur, mais qui disent notre humaine condition, incarnés que nous sommes...
AMR va à l'encontre des critères de la beauté idéale. Elle leur tourne délibérément le dos: sa pratique photographique s'affranchit de toute norme. Elle transgresse les repères traditionnels de représentation liés au canon du corps pour nous donner à voir une manière de sincérité. Elle travaille dans la durée avec son modèle jusqu'à ce qu'ils atteignent ensemble autre chose: une présence pure à travers un corps qui lâche prise, dénué de tout artifice. Dans le long face à face avec le modèle, qui vise à mettre en œuvre un certain épuisement (du temps et des corps) elle mène une sorte de lutte attentive jusqu'à ce qu'advienne l'image juste, sorte de découverte, expérience intime à chaque fois pour les deux protagonistes. Souvent elle fait appel à des corps matures, fatigués. De quoi nous parlent-ils précisément? D'âge, d'affaissement des formes et de la peau, de défaites peut-être, de traces du temps, mais aussi de devenir et d’être là. Aux détracteurs potentiels de cette œuvre, sans doute effrayés devant ces photographies si porteuses d’une présence brute, mais si loin précisément des clichés, on peut préférer le regard authentique d’une artiste qui affirme la relation sincère que nous pourrions entretenir avec nos corps au lieu de nous soumettre à la logorrhée des images modélisantes et aliénantes qui contaminent ad nauseam le rapport que nous entretenons avec notre propre chair.
Devant les images d'AMR, nous sommes, nous spectateurs, confrontés à l'indicible; pas d'échappatoire possible devant l'authenticité de ces corps. Frontalité du regardeur devant les photographies : la sentence visuelle des images est très forte. Des noirs de certains fonds surgissent des formes parfois plus ou moins identifiables. Le jeu des miroirs joue du champ/hors champ et brouille les limites de la représentation et de l'identification à laquelle nous tentons souvent de nous raccrocher. Jeu spéculaire entre le modèle et l'artiste, entre le moi et l'autre. Mais quelque chose échappe obstinément à la mimesis et entrouvre une porte sur le rapport entre la forme et l'informe. Quand nous n'avons plus rien à reconnaître, commence alors un vrai regard pour le spectateur, une rencontre possible avec ce qui est incarné là, devant nous. Il y a quelque chose de poignant dans ces corps qui s'exposent ainsi, abandonnés devant l'oeil de l'artiste. Et nous, regardeurs, devenons le réceptacle de ces formes singulières livrées à notre perception. Que nous révèlent alors donc ces images ?
Des images incarnées et incarnantes -si ce néologisme a du sens- qui prolongent un dialogue déjà ancien et fécond entre peinture et photographie. Les images d'AMR, nourries d'une culture plasticienne et visuelle se souviennent à l'évidence de Caravage, de Bacon... et de tant d’autres qui se sédimentent dans sa quête d’images, filigranes d’une mémoire artistique à l’œuvre.
Dans le processus de prise de vues, une sorte de protocole est clairement établi à l'avance; les séances sont longues et continues (2 ou 3 heures d'affilée). L'artiste fait néanmoins appel à des mises en scène où l'intuition joue un grand rôle. Le lieu d'abord est soigneusement choisi: l'atelier et son pavage noir et blanc à la Vermeer ou bien un champ labouré ou bien encore un coin de littoral avec l'infini comme horizon. Des corps qui acceptent et consentent à ce double regard de l'objectif et de l'artiste et qui disent la relation à l'espace, à l'instant vécu, à la gestuelle, au temps qui passe, à l'image de soi, à l'acceptation du regard de l’autre. Et puis il y a le dialogue plastique entre des matières (la rouille d’une tôle), des textures (le veinage d'un bois) et l'enveloppe charnelle de ceux qui se prêtent au jeu en posant et en bougeant devant l'appareil photographique: modèles qui s'inscrivent dans des cercles de métal, qui se coulent dans la lumière des frondaisons, qui s'insèrent dans des lieux et des espaces ; tout cela est prétexte à lâcher prise, à renoncer à la maîtrise de son image, à s'incarner un peu plus sans doute, à se montrer, à être, à devenir...
La photographe procède par séries le plus souvent. Puis vient l'heure du choix des clichés, exigeant, implacable où parfois l'oeil du regardeur découvre ce qui a pu échapper au modèle et parfois à celui attentif de la photographe: une forme d'abandon, de l'effroi peut-être, quelque chose qui est là et qui dit la vie autrement, à notre corps défendant. Des corps fatigués mais qui s'affirment dans l'image entre fragilité et force, évidence et violence de notre condition, qui questionnent aussi notre part d’animalité : toutes ces poses, ces postures qui prennent le contrepied de la belle image, d’une attitude esthétisante. Et puis il y a aussi tous ces dos, récurrents, qui semblent ignorer obstinément l’objectif, le spectateur, comme une dernière façon de résister peut-être et qui en délaissant ainsi toute complaisance oublient délibérément l’image frontale de soi, la plus sociale sans doute, la plus maîtrisée et la plus noble depuis le portrait pictural de la Renaissance. Pas de regard alors, pas de visage, mais l’évidence de la présence, abrupte pourrait-on dire, d’un corps qui s’offre et se dérobe à la fois en tournant le dos à la convention photographique traditionnelle.
Dans le choix qui est fait de la restitution des photographies, AMR ne s'interdit rien: elle opte parfois pour l'image unique, parfois pour la série, parfois pour le diptyque ou le triptyque; certains d'entre eux présentent des images quasi similaires répétées 2 ou 3 fois. Mais à bien y regarder, un détail infime change dans chacune d'entre elles. De la succession, de la répétition parfois des gestes du modèle, l'artiste extrait des images qu'elle juxtapose, qui semblent a priori des redites (…ni tout à fait la même ni tout à fait une autre… aurait pu dire le poète) alors qu'elles nous parlent simplement des mouvements du corps et de leur inscription dans la durée, dans la répétition.
Les prises de vue d'AMR révèlent une expérience troublante: celle d’une certaine surrection de l'être. Elles nous offrent des images prégnantes, pétries d'un regard à la fois bienveillant et lucide, toujours en éveil. La fulgurance de certaines d'entre elles nous laisse pantois et songeurs. Est-ce bien nous là, à l'oeuvre dans ces images?
La photographie a longtemps été l'objet d'un débat esthétique qui l'a traversée de façon récurrente: la forme de véracité du réel qu'elle capte et véhicule depuis ses origines a bien souvent pollué son aura artistique, induisant un soupçon quant à ses capacités créatives. Dans son travail, AMR, à travers les propositions plastiques des formes qu'elle nous montre, croise des possibles de notre relation à l'image: ce que nous regardons nous parle à la fois de la vérité, de la véracité et de la vraisemblance des corps photographiés. C'est sans doute ce qui nous dérange le plus mais aussi ce qui nous émeut le plus et cette chair habitée nous parle au plus profond de nous.
Le corps a son langage que l’art met en lumière...
Des corps, toujours des corps, dans la vérité absolue de leur présence...
Dans son œuvre photographique Annabelle Munoz-Rio poursuit une quête obstinée au pays des corps. L'objet et le sujet des images d'AMR, c'est encore et toujours eux, qu’elle sonde, met en scène, explore visuellement, plastiquement de façon récurrente. Tour à tour modèle et photographe, elle questionne indifféremment le sien et celui des autres. Une recherche inlassable de leur présence à travers leurs diversités et leur universalité. Parfois un autoportrait fugace, sous forme d'ombre portée se superpose à l'image de celui ou celle qui pose.
Des enveloppes charnelles, faibles et fortes à la fois, qui disent nos vies dans sa double nudité: celle de l'apparence physique et celle de l'être, toutes deux saisies dans leur vérité qui s'apparente en grande partie à celle du temps qui est passé sur ces chairs parfois usées, que nous habitons avec plus ou moins de bonheur, mais qui disent notre humaine condition, incarnés que nous sommes...
AMR va à l'encontre des critères de la beauté idéale. Elle leur tourne délibérément le dos: sa pratique photographique s'affranchit de toute norme. Elle transgresse les repères traditionnels de représentation liés au canon du corps pour nous donner à voir une manière de sincérité. Elle travaille dans la durée avec son modèle jusqu'à ce qu'ils atteignent ensemble autre chose: une présence pure à travers un corps qui lâche prise, dénué de tout artifice. Dans le long face à face avec le modèle, qui vise à mettre en œuvre un certain épuisement (du temps et des corps) elle mène une sorte de lutte attentive jusqu'à ce qu'advienne l'image juste, sorte de découverte, expérience intime à chaque fois pour les deux protagonistes. Souvent elle fait appel à des corps matures, fatigués. De quoi nous parlent-ils précisément? D'âge, d'affaissement des formes et de la peau, de défaites peut-être, de traces du temps, mais aussi de devenir et d’être là. Aux détracteurs potentiels de cette œuvre, sans doute effrayés devant ces photographies si porteuses d’une présence brute, mais si loin précisément des clichés, on peut préférer le regard authentique d’une artiste qui affirme la relation sincère que nous pourrions entretenir avec nos corps au lieu de nous soumettre à la logorrhée des images modélisantes et aliénantes qui contaminent ad nauseam le rapport que nous entretenons avec notre propre chair.
Devant les images d'AMR, nous sommes, nous spectateurs, confrontés à l'indicible; pas d'échappatoire possible devant l'authenticité de ces corps. Frontalité du regardeur devant les photographies : la sentence visuelle des images est très forte. Des noirs de certains fonds surgissent des formes parfois plus ou moins identifiables. Le jeu des miroirs joue du champ/hors champ et brouille les limites de la représentation et de l'identification à laquelle nous tentons souvent de nous raccrocher. Jeu spéculaire entre le modèle et l'artiste, entre le moi et l'autre. Mais quelque chose échappe obstinément à la mimesis et entrouvre une porte sur le rapport entre la forme et l'informe. Quand nous n'avons plus rien à reconnaître, commence alors un vrai regard pour le spectateur, une rencontre possible avec ce qui est incarné là, devant nous. Il y a quelque chose de poignant dans ces corps qui s'exposent ainsi, abandonnés devant l'oeil de l'artiste. Et nous, regardeurs, devenons le réceptacle de ces formes singulières livrées à notre perception. Que nous révèlent alors donc ces images ?
Des images incarnées et incarnantes -si ce néologisme a du sens- qui prolongent un dialogue déjà ancien et fécond entre peinture et photographie. Les images d'AMR, nourries d'une culture plasticienne et visuelle se souviennent à l'évidence de Caravage, de Bacon... et de tant d’autres qui se sédimentent dans sa quête d’images, filigranes d’une mémoire artistique à l’œuvre.
Dans le processus de prise de vues, une sorte de protocole est clairement établi à l'avance; les séances sont longues et continues (2 ou 3 heures d'affilée). L'artiste fait néanmoins appel à des mises en scène où l'intuition joue un grand rôle. Le lieu d'abord est soigneusement choisi: l'atelier et son pavage noir et blanc à la Vermeer ou bien un champ labouré ou bien encore un coin de littoral avec l'infini comme horizon. Des corps qui acceptent et consentent à ce double regard de l'objectif et de l'artiste et qui disent la relation à l'espace, à l'instant vécu, à la gestuelle, au temps qui passe, à l'image de soi, à l'acceptation du regard de l’autre. Et puis il y a le dialogue plastique entre des matières (la rouille d’une tôle), des textures (le veinage d'un bois) et l'enveloppe charnelle de ceux qui se prêtent au jeu en posant et en bougeant devant l'appareil photographique: modèles qui s'inscrivent dans des cercles de métal, qui se coulent dans la lumière des frondaisons, qui s'insèrent dans des lieux et des espaces ; tout cela est prétexte à lâcher prise, à renoncer à la maîtrise de son image, à s'incarner un peu plus sans doute, à se montrer, à être, à devenir...
La photographe procède par séries le plus souvent. Puis vient l'heure du choix des clichés, exigeant, implacable où parfois l'oeil du regardeur découvre ce qui a pu échapper au modèle et parfois à celui attentif de la photographe: une forme d'abandon, de l'effroi peut-être, quelque chose qui est là et qui dit la vie autrement, à notre corps défendant. Des corps fatigués mais qui s'affirment dans l'image entre fragilité et force, évidence et violence de notre condition, qui questionnent aussi notre part d’animalité : toutes ces poses, ces postures qui prennent le contrepied de la belle image, d’une attitude esthétisante. Et puis il y a aussi tous ces dos, récurrents, qui semblent ignorer obstinément l’objectif, le spectateur, comme une dernière façon de résister peut-être et qui en délaissant ainsi toute complaisance oublient délibérément l’image frontale de soi, la plus sociale sans doute, la plus maîtrisée et la plus noble depuis le portrait pictural de la Renaissance. Pas de regard alors, pas de visage, mais l’évidence de la présence, abrupte pourrait-on dire, d’un corps qui s’offre et se dérobe à la fois en tournant le dos à la convention photographique traditionnelle.
Dans le choix qui est fait de la restitution des photographies, AMR ne s'interdit rien: elle opte parfois pour l'image unique, parfois pour la série, parfois pour le diptyque ou le triptyque; certains d'entre eux présentent des images quasi similaires répétées 2 ou 3 fois. Mais à bien y regarder, un détail infime change dans chacune d'entre elles. De la succession, de la répétition parfois des gestes du modèle, l'artiste extrait des images qu'elle juxtapose, qui semblent a priori des redites (…ni tout à fait la même ni tout à fait une autre… aurait pu dire le poète) alors qu'elles nous parlent simplement des mouvements du corps et de leur inscription dans la durée, dans la répétition.
Les prises de vue d'AMR révèlent une expérience troublante: celle d’une certaine surrection de l'être. Elles nous offrent des images prégnantes, pétries d'un regard à la fois bienveillant et lucide, toujours en éveil. La fulgurance de certaines d'entre elles nous laisse pantois et songeurs. Est-ce bien nous là, à l'oeuvre dans ces images?
La photographie a longtemps été l'objet d'un débat esthétique qui l'a traversée de façon récurrente: la forme de véracité du réel qu'elle capte et véhicule depuis ses origines a bien souvent pollué son aura artistique, induisant un soupçon quant à ses capacités créatives. Dans son travail, AMR, à travers les propositions plastiques des formes qu'elle nous montre, croise des possibles de notre relation à l'image: ce que nous regardons nous parle à la fois de la vérité, de la véracité et de la vraisemblance des corps photographiés. C'est sans doute ce qui nous dérange le plus mais aussi ce qui nous émeut le plus et cette chair habitée nous parle au plus profond de nous.
Le corps a son langage que l’art met en lumière...
Des corps, toujours des corps, dans la vérité absolue de leur présence...